Souvent décrit comme une œuvre sur la perte et le deuil, Continuity, 2012, met en scène un jeune soldat du nom de Daniel qui rentre chez lui après avoir combattu en Afghanistan. Le scénario est rejoué trois fois par des acteurs différents dans le rôle de Daniel, offrant ainsi plusieurs versions d’une même histoire. Les premières images montrent le trajet en voiture d’un couple marié depuis sa résidence jusqu’à la station de train, où le jeune homme en uniforme les attend. Ils rentrent chez eux, partagent un repas, puis le soldat se retire dans sa chambre à coucher. Ensuite, la scène recommence.

À l’intérieur de cette structure circulaire de plus en plus enchevêtrée s’installe une atmosphère étrange dans laquelle il devient difficile d’établir une cohérence et de discerner l’invraisemblable du réel. L’intimité entre les parents et leur fils est ambiguë, voire sexuellement connotée ; la trame narrative est interrompue par des scènes surréelles et des éléments de films d’horreur surgissent de nulle part — un dromadaire au milieu d’une route dans une forêt de pins, par exemple — et le film s’achève sur un champ de bataille identique à celui mis en scène par Jeff Wall dans Dead Troops Talk (A Vision After an Ambush of a Red Army Patrol, near Moqor, Afghanistan, Winter 1986), en 1992. C’est en plein désarroi que l’on découvre que cette répétition est bien réelle, qu’elle n’est pas construite par le film, mais qu’au contraire, celui-ci fonde une continuité. Ce qui ressemblait a priori  à une scène classique de retrouvailles familiales se transforme en un rituel mis en scène par le couple qui engage de jeunes « escortes » pour personnifier leur fils tué en Afghanistan. Considéré comme un des seuls scénarios d’Omer Fast ayant un début et une fin, Continuity met finalement en scène une situation en quête de sa propre résolution.

C’est en traçant un parallèle avec une technique employée en cinéma, qu’Omer Fast explique le sens de cette continuité :

La « continuité » est un concept technique en cinéma qui réfère à la production d’une sensation de temps linéaire à partir de prises de vue disparates. Dans le cas d’un film grand public, différentes techniques temporelles et spatiales sont utilisées pour dissimuler la discontinuité inhérente du matériel avec lequel le récit est construit. En réfléchissant à cette œuvre, je me suis intéressée à la manière dont ce concept s’applique psychologiquement dans le contexte de la perte et du deuil. Le film présente un couple d’un certain âge dont le fils semble s’être fait tué en service en Afghanistan. On le voit rejouer de façon récurrente le retour de leur fils ainsi que d’autres scènes de la vie domestique qui dévient parfois vers le sexuel ou le surréel. Il n’y a pas de sens de clôture ni de catharsis : on ne voit que le couple mettre compulsivement en scène leur rôle domestique avec différents jeunes hommes en dépit de la rupture inhérente et de la crise qui les habitent.

Omer Fast figure parmi les artistes contemporains qui cherchent à pousser plus loin l’analyse de l’espace et de la forme narrative du cinéma. On dit souvent qu’il a recours au même type de structure narrative qu’Akira Kurosawa dans son célèbre film Rashomon, 1950, dans lequel un crime est raconté selon quatre versions différentes par autant de témoins, dont l’auteur du meurtre. Cette multiplicité de points de vue permet de proposer différentes versions d’une même réalité et de rompre avec la linéarité du cinéma. Comme le montre Continuity avec une rare efficacité, l’enjeu de cette actuelle réflexion sur le cinéma en art contemporain vise aussi à définir un nouveau rapport entre réalité et fiction. Également proche de la tradition du conteur, d’où l’importance qu’il accorde au témoignage, Omer Fast s’intéresse non seulement à la construction des récits, mais aussi à leur transformation au moment de leur transmission. Le récit prend vie et forme dans l’expérience de celui qui raconte. C’est ainsi que, dans plusieurs de ses films, Omer Fast inscrit le cinéma dans sa propre structure de représentation en insérant des éléments de la production, du casting, du doublage, du sous-titrage, du plateau de tournage.

Marie Fraser, conservatrice en chef

Commissarié par : Louise Simard