Forensic Architecture mène courageusement des investigations sur la violence, l’injustice et la corruption. Les projets du groupe de recherche se penchent, par exemple, sur une explosion, un meurtre, un acte de détention illégale et de torture, une attaque chimique ou un naufrage de migrants, se concentrant sur les menus détails aussi bien que s’ouvrant sur le contexte élargi des événements. Son esthétique d’investigation met en quelque sorte le temps sous une loupe, alors que l’espace y est reconstruit à travers de multiples prismes et points de vue. Tout un ensemble de méthodes et de technologies est déployé : collecte de renseignements avec logiciel libre, logiciel d’architecture, études volumétriques, rendus 3D, recréations de scènes de crime, cartographies spatiales et temporelles, imagerie satellitaire, cartographie sonore et analyse de données d’apprentissage automatique, et témoignages. Tous ces éléments contribuent à un catalogue grandissant d’investigations d’investigations, résultant en une forme de contre-expertise citoyenne à caractère médico-légal. À une époque de surveillance et de « post-vérité » issue de la droite, Forensic Architecture forge une politique et une poétique nouvelles de collecte d’éléments probants et de production de la vérité, qui constitue une contribution importante au discours légal et esthétique, tout en aidant à réinventer à quoi pourrait ressembler un art politique engagé.
Dans Contagion de la terreur, le groupe de recherche a utilisé l’état de confinement mondial pour poser son regard sur la violence numérique des cyber-armes. L’investigation Digital Violence: How the NSO Group Enables State Terror [Violence numérique : Comment le NSO Group rend possible la terreur étatique], soutenue par Amnesty International et The Citizen Lab, a examiné des douzaines de cibles de surveillance étatique – collègues investigateurs, journalistes, figures d’opposition et activistes, incluant des proches du groupe de recherche – pour cartographier le terrain d’un nouveau champ de bataille numérique dans lequel l’État fait la guerre à la société civile à travers le monde.
La contagion est la métaphore opérative de cette investigation sur le fabricant de cyber-armes israélien NSO Group et les abus, dont on a beaucoup parlé, que permet son logiciel malveillant Pegasus, vendu aux gouvernements à travers le monde et utilisé pour cibler des défenseurs des droits de la personne, des activistes et des journalistes. En tant qu’outil d’espionnage avancé au niveau étatique, Pegasus peut être installé en secret sur des téléphones portables et autres appareils, permettant aux opérateurs de l’outil de lire des textos et des courriels, de retracer des appels et des emplacements, de saisir des mots de passe, et d’activer des microphones et des caméras. Les révélations du projet mondial Pegasus de 2021 ont ébranlé le monde, alors qu’était divulguée une liste contenant des milliers d’« infections » potentielles de figures publiques bien en vue.
La contagion et la terreur qui l’accompagne sont cartographiées dans l’installation immersive, intitulée Digital Violence: The Spatial Database [Violence numérique : La base de données spatiale], présentée au MAC. Celle-ci nous entraîne dans les mécanismes d’une plateforme numérique sans cesse croissante qui visualise plus de mille points de données documentant des infections numériques et des assauts physiques, de même que d’autres incidents connexes. Le sentiment d’une menace omniprésente est accentué par la sonificiation qui accompagne les données, une collaboration avec Brian Eno, musicien et producteur réputé.
Collectivement intitulées « The Pegasus Stories » [Les récits de Pegasus], les six vidéos réunies sur la plateforme, qui donnent la parole à des activistes ciblés par Pegasus, ancrent l’investigation dans la vie de vraies personnes et dans leurs combats bien réels. Accompagnées de la narration d’Edward Snowden, dénonciateur bien connu et président de la Freedom of the Press Foundation, ces vidéos sont les premières de leur genre à signaler le coût humain qui se trouve à l’intersection de la surveillance de l’État et des entreprises.
Contagion de la terreur comprend également l’investigation par Forensic Architecture de la technologie de recherche de contacts COVID-19 du Groupe NSO portant le nom de « Fleming ». Elle examine un échantillon d’une base de données, laissée sans protection par NSO, renfermant des milliers d’entrées de données spatio-temporelles personnelles appartenant à des civils ne se méfiant de rien. Fait important, les données exposées incluaient des renseignements géographiques dans des pays où le logiciel espion Pegasus de NSO est apparemment utilisé et dont la source demeure inexpliquée.
L’exposition présente également un nouveau film de Laura Poitras, cinéaste documentariste de renom et collaboratrice de longue date de Forensic Architecture, qui a accompagné l’agence de recherche tout au long du processus d’investigation. Le film de Poitras fait partie d’une anthologie de courts métrages, The Year of the Everlasting Storm, dont le producteur exécutif est le célèbre cinéaste iranien Jafar Panahi. Poitras a gagné le prix Pulitzer pour son reportage sur les fuites historiques de Snowden concernant le programme de surveillance massive, à l’échelle domestique et mondiale, de la National Security Agency des États-Unis en 2013, documenté dans son film oscarisé, le troublant Citizenfour. Poitras a elle-même fait l’objet d’une surveillance invasive par différentes agences américaines et, comme cela était révélé récemment, des officiels de haut niveau de la CIA ont fait pression pour que Poitras soit désignée comme « agente d’une puissance étrangère » afin de paver la voie à des poursuites judiciaires.
Un autre projet de Forensic Architecture, de 2014, est inclus, soit The Enforced Disappearance of the Ayotzinapa Students [La disparition forcée des étudiants d’Ayotzinapa], qui enquête sur le terrible assaut sur un groupe d’étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa dans la ville d’Iguala, au Mexique. Les attaquants étaient la police locale, de connivence avec des organisations criminelles, et d’autres antennes des forces de sécurité mexicaines, incluant la police étatique et fédérale ainsi que l’armée. Au terme d’une nuit qui est devenue un moment indélébile et déterminant dans l’histoire du Mexique moderne, six personnes étaient mortes, quarante étaient blessées et quarante-trois étudiants avaient subi une disparition forcée. On ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de ces étudiants.
Un reportage de 2017 du Citizen Lab révélait que des membres de Centro Prodh, des collaborateurs de Forensic Architecture dans l’enquête sur la disparition des étudiants mexicains, avaient été piratés à l’aide de Pegasus.
Dans l’enquête Ayotzinapa, Forensic Architecture a montré comment le principal investigateur fédéral dans cette cause, soit Tomás Zerón de Lucio, s’est appuyé sur des confessions obtenues sous la torture pour manipuler les comptes rendus de la disparition des étudiants. C’est le bureau de Zerón qui aurait acheté une licence pour le Pegasus de NSO, probablement afin de surveiller les partenaires mexicains de Forensic Architecture.
Zerón a par la suite été accusé, par le nouveau gouvernement mexicain, de torture et de disparition forcée. Un mandat d’arrestation d’INTERPOL a été émis contre lui et il a quitté le Mexique, en passant d’abord par le Canada. Son dernier déplacement documenté était en août 2019 en Israël, où il se tiendrait caché présentement. Forensic Architecture travaille actuellement avec les parents des étudiants disparus pour obtenir que Zerón soit extradé au Mexique.